Les ressources en ligne des musées L'oeuvre du mois L'Accordée de village, dédiée à Mr. Le Marquis de Marigny

L’œuvre mise à l’honneur au Musée de l’hôtel Sandelin de Saint-Omer est une estampe de Jean-Jacques Flipart (1719-1782), dessinateur et graveur du roi Louis XV et auteur par ailleurs de nombreuses illustrations (Ill. 1). Elle transpose en gravure un tableau du peintre français Jean-Baptiste Greuze (1725-1805) intitulé L’accordée de village, datant de 1761 et conservé aujourd’hui au Louvre (Ill. 2).

Ill. 2 Jean-Baptiste GREUZE , L’accordée de village Salon de 1761, huile sur toile Paris, Musée du Louvre, Collection de Louis XVI (acquis en 1782), Inv. 5037

UN SUJET QUOTIDIEN ET ÉMOUVANT

L’accordée de village met en scène une famille de paysans aisés, dont tous les membres réagissent à leur manière à ce moment grave et émouvant: la jeune femme, au centre, est accordée par son père à son futur mari et s’apprête à quitter avec lui le domicile familial. Le vieil homme, d’un geste plein d’emphase, remet au plus jeune une bourse symbolisant la dot de la future mariée.

Dans l’assemblée, les réactions sont variées : si la jeune femme accoudée derrière le vieux père, probablement une servante, peine à contenir une certaine envie trahissant sa jalousie, mère et sœurs se lamentent en anticipant le départ de la future mariée. A l’arrière-plan, les plus jeunes de la fratrie assistent avec curiosité à ce moment décisif pour la famille, scellé par le contrat de mariage que vient de rédiger le notaire coiffé d’un chapeau et vu de trois quarts dos au premier plan. Au milieu d’une foule de personnages, Greuze attire l’attention sur la figure du père, élément tutélaire d’une famille.

La scène a pour cadre l’intérieur d’une maison paysanne au pittoresque mis en valeur par quelques détails comme les pains alignés sur l’étagère ou encore la poule et ses poussins picorant au sol. Cette attention pour les détails quotidiens, qui ne sont pas sans rappeler l’art de Chardin dont Greuze fut proche, marque la volonté de l’artiste de conférer à l’œuvre une tonalité réaliste permettant au spectateur de s’identifier aux personnages et de s’émouvoir à leur suite.

UNE SCÈNE DE GENRE MORALISATRICE AU COEUR DES PRÉOCCUPATIONS ARTISTIQUES ET PHILOSOPHIQUES DU XVIIIe

Formé à Lyon, Jean-Baptiste Greuze se rend à Paris dans les années 1750. Fréquentant le milieu de l’Académie Royale de peinture et de sculpture (institution dédiée à l’enseignement artistique), il est agréé en 1755 et commence à exposer ses productions au Salon, nom donné à la grande manifestation annuelle permettant aux artistes académiciens de présenter leurs productions.

Après un voyage à Rome en 1755-57, il rentre en France et met au point une peinture de genre raffinée, dans laquelle sa touche lisse héritée des hollandais du 17e siècle dépeint avec délicatesse les vicissitudes des paysans aisés. A travers la peinture de cette classe sociale l’artiste met en scène de manière théâtrale, un exotisme quotidien où cohabitent pureté de la morale et survivance des valeurs familiales fondamentales.

Greuze se distingue rapidement par son originalité en ce milieu de siècle dominé par l’érotisme de Boucher, et séduit grâce à ses sujets familiaux alliant moralité et sensualité voilée. L’accordée de village est l’exemple  même de ces compositions prenant place dans un cadre domestique et mettant en scène de nombreux personnages exprimant leurs sentiments par la pose parfois sur-jouée. La simple demeure paysanne donne en même temps à l’oeuvre une dimension simple et naturelle, encline à séduire les amateurs du retour à la nature, dont le plus grand représentant fut Jean-Jacques Rousseau. L’artiste, par le choix d’un épisode reposant sur une sentimentalité appuyée, se plait également à imiter la tonalité de la littérature sentimentale contemporaine qui remportait alors un succès grandissant.

Dédiée au Marquis de Marigny, cette estampe montre aussi le glissement progressif d’un goût marqué par les excès du rococo vers un art certes toujours intime mais davantage moralisateur. Le sujet de la toile, tourné vers la pureté des sentiments, répondait parfaitement aux ambitions du marquis aspirant à la régénération de l’art dans un contexte de revalorisation des valeurs sociales, morales, et d’ouverture progressive vers les modèles antiques nourrissant la réflexion sur les visées vertueuses de la peinture. Pour autant, Marigny acquit cette œuvre à titre personnel, pour sa collection propre. En effet, une simple scène de genre à caractère domestique n’aurait pu faire l’objet d’une commande officielle, favorisant les sujets plus nobles.

L’ACCORDÉE DE VILLAGE, UNE OEUVRE DE JEAN-BAPTISTE GREUZE APPLAUDIE PAR LA CRITIQUE AU SALON DE 1761

Présenté au Salon de 1761, le tableau est bien reçu par la critique. La foule se presse autour de l’œuvre. Cet effet avait été calculé par Greuze qui avait retardé la présentation du tableau pour ménager le suspense et attiser la curiosité des visiteurs.

Parmi les premiers admirateurs de Greuze figure Denis Diderot, qui laissa à la postérité une description flatteuse du tableau dont voici un extrait : « Enfin je l’ai vu, ce tableau de notre ami Greuze (...)Le sujet est pathétique, et l’on sent gagner une émotion douce en le regardant. La composition m’en a paru très belle : c’est la chose comme elle a dû se passer.». La théâtralité de l’œuvre, rapidement remarquée, inspira même à une troupe de théâtre une pièce reprenant la gestuelle du tableau et à l’abbé Aubert un conte intitulé L’accordée de village.

La portée morale de ce tableau n’est probablement pas la seule raison du succès de l’œuvre : même si le public était lassé des accès du libertinage, il appréciait la tonalité suave de ces sous-entendus liés à l’amour et aux sentiments, à la perte de l’innocence. La future mariée, au visage pâle et ovale, semble en effet affectée, mais cette innocence est, comme souvent chez Greuze, ambiguë. Le tableau « La cruche cassée », conservé au Louvre, est la parfaite illustration de ces jeunes filles, dont on ne sait si l’affliction est vraiment réelle ou feinte (Ill. 3).

Ill. 3 Jean-Baptiste GREUZE La cruche cassée 1771, huile sur toile Paris, Musée du Louvre, Inv. 5036

Dans les années suivantes, l’artiste connut de nouveau le succès avec des compositions ayant pour thème la piété, la charité, le pardon. Le paralytique servi par ses enfants, réalisé en 1763 et conservé à l’Ermitage, met en scène un père quasi identique à celui de L’accordée du village, et utilise les mêmes ressorts émotionnels que ce dernier. Ce tableau a été lui aussi gravé par Flipart et le musée de l’hôtel Sandelin conserve un exemple de cette gravure (Ill. 4)

Ill. 4 Jean-Jacques FLIPART Le paralitique servi par ses enfants 2e moitié 18e siècle, Estampe d’après le tableau de Jean-Baptiste GREUZE Saint-Omer, musée de l’hôtel Sandelin, Inv 671 CD

L’ACCORDÉE DE VILLAGE : PEINTURE DE GENRE OU PEINTURE D’HISTOIRE?

Depuis le 17e siècle, la peinture de genre (scènes représentant des épisodes anecdotiques ou familiers sans référence à un texte) était considérée, dans la hiérarchie artistique, comme inférieure à la peinture d’histoire, qui demandait davantage d’invention de la part de l’artiste.

Peintre ambitieux, Greuze livre au spectateur une scène ambiguë: situés dans le cadre quotidien de la maison familiale, les personnages jouent une scène banale de la vie du peuple ne faisant pas référence à un texte en particulier. Pourtant leurs attitudes tranchent avec la simplicité apparente de la scène : la gestuelle appuyée des personnages donne à l’ensemble une solennité et un aspect dramatique auxquelles une scène d’histoire antique n’aurait rien à envier.

Liant l’anecdote propre aux artistes hollandais du 17e siècle (comme Jan Steen) à l’expression des sentiments et à la gestuelle chères aux peintres d’histoire comme Nicolas Poussin, Greuze revendique la capacité de son art à parler au cœur comme à l’esprit, et à susciter des émotions garantes d’une morale vertueuse.

LA DIFFUSION D’OEUVRES PEINTES PAR LA GRAVURE, UNE TRADITION BIEN ÉTABLIE

La diffusion des œuvres à succès par le biais de la gravure n’est pas au 18e siècle une pratique nouvelle. Depuis la Renaissance, la gravure était appréciée comme moyen relativement peu coûteux et rapide d’assurer la publicité de certains artistes mais aussi comme moyen pratique de diffusion de certaines idées, notamment politiques ou philosophiques.

La gravure du Musée de l’hôtel Sandelin, dédiée au Marquis de Marigny constitue un indice de la popularité des sujets émouvants mis au point par Greuze à l’époque. L’usage de la gravure permettait également à l’artiste de s’assurer une visibilité importante auprès des cercles intellectuels les plus influents, parfois jusqu’à l’étranger.

D’un point de vue technique, la reprise par l’estampe ne modifie en rien la clarté de la scène. Flipart, graveur du roi Louis XV, montre toute sa maîtrise de l’eau-forte et sa capacité à équilibrer les ombres et les lumières tout en reproduisant avec subtilité la finesse et la virtuosité de la scène de Greuze qui apparaît cependant inversée à l’impression.

Au moyen du burin creusant la plaque de cuivre, l’artiste réussit le tour de force de restituer chaque détail de la composition sans perdre la force émotionnelle de l’instant.

Dans le « Manuel des curieux et des amateurs d’art » de M. Hubert et C.C.H Host, Flipart fut décrit comme un artiste modeste et patient, producteur d’estampes « aussi estimables par la précision du dessin que par la justesse de l’effet ». L’observation de la qualité de cette gravure ne pourrait venir contredire cette citation.

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